Carmen Cru est encombrée, entre autres désastres, d’un voisin alcoolique, Monsieur Raoul. Le bonhomme a inventé une médecine originale contre la cirrhose : « le mal par le mal, rien que des plantes et quand on aime on compte pas ». Certains soirs, allez savoir pourquoi, il double ou triple ses belles doses quotidiennes. Cette homéopathie aléatoire et outrancière génère des vacarmes nocturnes suivis de silences matinaux. Carmen se venge du sommeil perdu en lui fauchant le journal qui dépasse de la boite aux lettres, à titre de dédommagement légitime d’un sommeil perturbé.
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Elle lut donc, en janvier 2009, un lendemain d’outrecuitance raoulesque, un article dont je vous livre un extrait : « la 7ème édition du festival de Ternay rendra hommage à Carmen Cru et à son auteur, le regretté Lelong. »
- Hé ben, c’est pas trop tôt ! Mais qu’est-ce que mon père vient faire là ? Sous un faux nom en plus ! Et ils attendent quoi pour m’envoyer mon invitation ?
Elle écrivit aussitôt, sur une belle feuille d’emballage : « Messieurs, j’apprécie l’admiration légitime que vous portez à ma personne mais vous êtes des ignorants et des mal élevés. Mon père c’est pas Lelong, c’est Cru, et quand on invite les gens on les informe personnellement (souligné 3 fois) et on les invite personnellement et officiellement (soulignés 3 fois).» Elle fabriqua une enveloppe avec une autre feuille d’emballage et recopia l’adresse bizarre inscrite au bas de l’article : 3 W suivis d’une lettre inconnue et de mots soudés comme des chiens en rut. Elle posta sa lettre et guetta le facteur. 3 jours plus tard, elle reçu un courrier. Emotion - déception : elle reconnut ses hiéroglyphes pornographiques, salopés de 4 lettres absurdes : NPAI.
Dès lors, elle employa toute son énergie à démêler l’affaire, à organiser son séjour et à réclamer tous les égards dus à sa personne. Mémorable bataille ! Carmen l’emporta par chaos de tous ses interlocuteurs réunis : la poste, le téléphone, les organisateurs de la manifestation et Internet. Le 8 mars (enfin !) tout était réglé : carton officiel, allez retour 1ère classe, et accueil chez le président du festival.
Le samedi 14, Carmen et son vélo prirent le train de 13 h 30. Je renonce à regret au récit du voyage car il est hors sujet, mais les témoins de cette équipée s’en souviendront longtemps et ils étaient nombreux. Vous avez de bonnes chances d’en rencontrer un.
A 18 h 30, Le président accueillit Carmen en gare de Lyon Part-Dieu pour la conduire au logis familial où sa femme et leurs trois filles les attendaient. Cet homme valeureux vous racontera mieux que moi les aventures du trajet : deux petits kilomètres, pourtant assez animés pour remplir un album.
La chronique de la soirée, de la nuit et des exploits matinaux pour atteindre Ternay revient de droit à l’épouse du président, une brune sympathique et fort habile en écriture.
A 9 h 30, un cortège insolite entra sur le parking du lieu du festival : la salle omnisport du Devès. Sa description s’impose au narrateur. Dans la voiture du président, un vélo à l’horizontale prenait appui sur le siège avant gauche et s’étirait en diagonale. Par les vitres ouvertes, les roues débordaient au dehors. Au volant, l’héroïque conducteur montrait belle figure. Les courants d’air, l’espace réduit, la pédale gauche pointée sur sa tempe droite et le poids des efforts accomplis pour effectuer plus de 23 Kms dans une position aussi inconfortable n’avaient pas entamé son enthousiasme. Le bonheur de cette journée, qu’il préparait depuis un an, s’étalait comme une affiche. Suivaient le véhicule du vice président dont la vitre avant droite laissait voir le bob de Carmen, puis d’autres berlines abondamment peuplées. Le public, déjà nombreux à cette heure matinale, en oubliait d’entrer dans la salle dont on venait d’ouvrir les portes.
On mit 10 bonnes minutes pour décharger le vélo et personne ne put convaincre sa propriétaire de le laisser sur le parking, même lesté de plusieurs antivols. On dut le hisser sur l’estrade, à proximité d’un fauteuil que Carmen s’attribua de droit.
Enfin installée, notre héroïne s’accorda quelques minutes d’un repos bien mérité mais néanmoins actif. En effet, sa position élevée lui permettait d’inspecter toute la salle. Elle ne s’en priva pas.
Elle employa l’heure suivante à faire le tour des stands, jusqu’à récupération de l’intégralité de ses aventures dont elle remplit son cabas. Ensuite, elle se rendit à la buvette où elle commanda un chocolat chaud, 2 croissants et 3 brioches, qu’elle fit livrer sur son estrade. Pour plus de confort, elle réclama un guéridon et fit remarquer à ses hôtes qu’ils manquaient d’attention spontanée. « C’est fatiguant à la fin, de devoir toujours demander ! »
Tout en se restaurant, elle attaqua la lecture de ses œuvres complètes et en profita pour rétablir quelques vérités. Tout visiteur, exposant ou membre de l’association passant à proximité était happé d’une voix impérieuse et pris à témoin. A titres d’exemples, j’offre au lecteur quelques morceaux choisis :
- « Ils le flattent Poupi Mouvillon ! Il est bien plus laid que ça !»
- « Et la femme de Raoul qu’on voit jamais ! Moi, je la vois tous les jours, à mon grand déplaisir. Si on me l’avait demandé, j’aurais su la décrire et là, ça serait horriblement drôle ! »
- « Le sous-brigadier Cru, cet ignorant malpoli qui me traite de synonyme, il est pas 1ère classe, ni même 2ème, il a pas de classe du tout. »
- « Ca s’est pas du tout passé comme ça, viens un peu par ici que je te raconte ! »
Quand j’ai entendu cette phrase, j’ai cru (ben oui !) qu’elle m’était adressée et j’ai entrepris l’ascension de l’estrade mais Carmen m’a crié : « Dites-donc, c’est pas à vous que je m’adresse, c’est au môme qui est derrière. » J’ai laissé ma place à regret mais j’ai tendu l’oreille :
- Vous êtes la vraie Carmen Cru ?
- Pourquoi, y’en a une fausse ?
- J’en sais rien, mais le Père Noël, il a un clone dans chaque supermarché alors forcément on s’y perd !
- Dis donc, gamin, me traites pas de clown ou c’est la Mère Fouettard qui va te répondre !
- Mais, Madame …
- Y a pas de mais ! Fiche moi le camp, tu mérites pas que je te raconte ! »
- Allez, soyez sympa. J’ai pas dit clown j’ai dit clone…
- C’est pas mieux ! Tu devrais pourtant savoir que je suis un être unique
- Une dédicace au moins …
Carmen plongea dans son cabas, entassa sur le guéridon un fatras innommable (que je ne décrirai donc pas) et remonta à la surface un superbe stylo plume, tout neuf, portant le nom d’un sommet enneigé. Elle arracha des mains du garçon « Rencontre du 3ème âge » et écrivit « A un jeune mal élevé que je ne salue pas mais à qui je conseille d’apprendre les bonnes manières en lisant la suite de mes aventures. Signé : Carmen Cru. »
Ainsi commença une première séance de dédicaces que Carmen interrompit à midi : « c’est l’heure du Maire et de mon Fernet-Brancat, allez me chercher le bistrotier. » Trois verres et un discours plus tard, elle exigea le meilleur restaurant de la ville et l’escorte de tout le conseil d’administration, d’ailleurs c’était convenu. Pourquoi faut-il toujours réclamer ?
Le déjeuner fut à la hauteur des épisodes précédents. La table réservée ne lui convenant pas, Carmen fit déplacer trois groupes de convives. L’allocution du Maire l’avait déçue : « c’est qui ces Tintin, Gaston, Milou, Agrippine et autres frustrés qui n’étaient même pas là ? ». Un récit exhaustif étant impossible, je vous laisse le soin d’imaginer la suite.
La petite troupe revint à 14 h 30 et la séance de dédicaces reprit. Carmen se montra inspirée et inventive. Chacun eut sa phrase lapidaire, les plus virulentes étant adressées à ceux qui osèrent lui tendre un album qui ne la concernait pas.
Au bout d’une heure, elle en eut assez d’écrire « sur des pages déjà gribouillées ». Elle réclama son vélo qu’on roula jusqu’à son fauteuil. Elle fouilla dans la sacoche droite, sans trouver ce qu’elle cherchait. On lui présenta la gauche. Elle en sortit un paquet de cartes où étaient imprimés ces mots, écrits de sa main et suivis de sa signature :
Madame Carmen Cru
Célébrissime Personnalité
Présidente d’honneur du festival de Ternay
Pendant un quart d’heure, elle ajouta quelques mots incisifs aux cartons pré imprimés, puis elle se laissa, déclara la séance close et réclama le trésorier du festival.
Quand le grand argentier monta sur l’estrade, la vieille dame avait plongé dans son cabas. Dix minutes plus tard, elle lui tendit une feuille chiffonnée, qu’il défroissa patiemment et lut attentivement. C’était une facture à l’enseigne d’une célèbre boutique dénommée Lire et Ecrire (imprimerie, papeterie, arts graphiques, papier, stylos…) Carmen, nullement troublée par l’émotion pourtant visible de son interlocuteur, l’apostropha : « Il a encore fallu que je m’occupe de tout ! J’ai pris mille cartes et dix boites de cartouches. On en aura pour un moment mais ça va pas durer. La prochaine fois soyez à la hauteur ! »
Vint l’heure redoutée de la presse et des chaînes locales. Carmen avait réclamé le grand jeu mais les médias nationaux avaient décliné l’offre insistante des organisateurs.
Par bonheur, la salle était comble et certains journalistes présents s’attribuèrent des titres honorifiques et usurpés que Carmen ne su repérer.
Le public afflua jusqu’à 19 h. Il fallut réapprovisionner la buvette. Mission impossible me direz-vous ? Que nenni, le directeur du supermarché local, par ailleurs membre de l’association, su allier ses intérêts professionnels et bénévoles. Personne ne manqua de rien.
D’exigences en négociations et de concessions en renoncements, que le lecteur saura répartir entre les nombreux acteurs de l’évènement, cette journée mémorable fut une belle réussite.
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Epilogue
Une semaine plus tard, le président du festival reçu une enveloppe bricolée, maculée, contenant une feuille malpropre porteuse des lignes suivantes :
Mesdames, Messieurs,
Il n’est pas trop tôt pour préparer le festival 2010 et apporter les améliorations qui s’imposent à son organisation. Etant Présidente d’Honneur, cette initiative me revient.
Ma présence en 2009 a donné à votre manifestation la renommée que je mérite. J’attends donc vos invitations aux réunions préparatoires ainsi que mes billets de train et mes réservations d’hôtel. Pour le festival, je viendrai le mercredi soir pour superviser les derniers préparatifs. Réservez-moi une chambre à l’hôtel restaurant où nous avons déjeuné, je m’en contenterai. Je partirai le jeudi suivant. A mon âge, il faut se ménager.
Signé : Carmen Cru.
PS : Faute d’une réponse sous huit jours, je me verrai dans l’obligation de choisir la présidence d’honneur du festival d’Angoulême.